Le pays où le ciel est toujours bleu
a le plaisir de vous inviter à l’ouverture de l’exposition Côté cour, côté cœur de Louise Aleksiejew
le jeudi 12 mai à partir de 18h30.
Finissage le dimanche 15 juin de 15h à 18h30 !
« ENTRE LES ACTES », L’ART TERMITE DE LOUISE ALEKSIEJEW
Emilie Notéris
Rien, semblait-il, ne pouvait résister à ce déluge, à cette profusion de ténèbres qui, s’insinuant par les fissures et trous de la serrure, se faufilant autour des stores, pénétraient dans les chambres, engloutissaient, ici un broc et une cuvette, là un vase de dahlias jaunes et rouges, là encore les arêtes vives et la lourde masse d’une commode. Non seulement les meubles se confondaient, mais il ne restait presque plus rien du corps ou de l’esprit qui permette de dire : « C’est lui » ou « C’est elle ».
Virginia Woolf, La Promenade au phare, 1927
Le trou de serrure, le pansement, le placard, les tiroirs, les portes, la table de travail, la poche, le puzzle, le carton à dessin, les fleurs. On a l’impression que Louise Aleksiejew déploie sur les murs ses recherches, les recoins de son espace mental, comme elle aurait vidé ses poches, les aurait retournées pour nous donner à voir son bagage affectif et esthétique. L’agencement des poches vidées ne relève pas pour autant d’un hasard ni d’une quelconque désorganisation. La feuille de salle se rapproche davantage du papier millimétré que du brouillon.
Lorsqu’elle m’a envoyé les éléments qu’elle était en train d’assembler en vue de cette exposition, j’ai pensé rapidement aux peintures du théoricien du cinéma Manny Farber, autant qu’à son texte phare de 1962 « L’art termite et l’art éléphant blanc ». Si le texte du théoricien portait davantage sur le cinéma de son époque, il peut également s’appliquer à ses propres productions picturales. Les tableaux chez lui sont presque systématiquement des tables de travail, cette même idée du vidage de poches que j’évoquais au sujet de Louise Aleksiejew. Un espace situé entre la bande dessinée et la nature morte. L’importance des petites installations du quotidien, de l’espace entre les choses, de ce qui se joue entre les actes. Voilà ce que je leur trouve en commun, je ne sais pas si Louise connaît son travail, je ne lui pose pas la question, je décide d’écrire quand même dans cette direction.
La dernière phrase de l’essai de Farber, qui condense les ambitions de l’art termite, semble ainsi faire écho au travail de Louise Aleksiejew : « une immersion ponctuelle, sans fin ni but, comparable à celle d’un insecte, et surtout une absolue concentration sur l’effort d’isoler un instant sans prétendre l’embellir, pour oublier même cette prouesse sitôt accomplie, avec le sentiment que tout est remplaçable, et que tout peut être, sans dommage, démonté et remonté en un autre ordre. » [1]
Une série de dessins en particulier retient mon attention, elle agit comme un refrain. Il s’agit des Déclarations. Ils symbolisent cet espace entre les actes, cette isolation d’un instant capturé mais pas trop embelli. Comme elle l’explique sur son site web : « Les Déclarations explorent le genre du portrait pour rendre visibles, réinterpréter et chérir les relations qui me sont chères. Les scènes choisies sont des moments de partage, directement créatifs ou non, qui nourrissent ma construction en tant qu’individu, mon quotidien et ma pratique artistique : un terreau fertile, un soutien, un espace où inventer collectivement de nouvelles règles du jeu. » Y figure un dessin de l’atelier d’écriture que j’anime et auquel Louise participe, « How to SupPRESS University Writing », un autre « Courir avec Stef », puis « Antoine à l’atelier », « Anne, Claire, Henri », « Au mariage avec Maere », « Maman, Papa et Chipie » et enfin « BH ». Cette série est en cours, elle se prolonge. Des corps dessinés jouxtent ainsi des dessins plus abstraits, des représentations de choses et de motifs.
Dans le plan de salle qu’elle a partagé avec moi sur son Drive une frise de 7 Fleurs coupées se prolonge par le dessin de la course avec « Steph » comme pour donner une impression de la vitesse. Les Déclarations sont ainsi disséminées dans l’espace de la galerie où elles entrent en correspondance avec d’autres corpus. Un ensemble de cinq d’entre elles devrait être aligné sur un mur comme pour rassembler ses billes.
L’exposition est susceptible de nombreuses lectures, d’assemblages et de réassemblages effectués au gré des déplacements de la communauté spectatrice qui en traversera les espaces. Les gestes de Louise Aleksiejew qu’il s’agisse de ceux qui procèdent à la réalisation de chaque dessin ou objet, ou bien de celui qui consiste à les rassembler dans une exposition relève presque parfaitement de cet art termite dont parle Farber. Art queer puisqu’il trouble les frontières arbitraires posées entre les instants qui comptent et ceux qui ne comptent pas, puisqu’il prend le risque de l’échec et interroge la valeur attribuée à ce qui a droit de visibilité. Comme John Wayne dans le texte de Farber, Louise Aleksiejew est focalisée sur l’instant qu’elle creuse avec professionnalisme et décontraction tel un ver solitaire.
1 -Manny Farber, « L’art termite et l’art éléphant blanc » (traduction Sylvie Durastanti) in Espace négatif, POL, 2004.